Suite à son dernier séjour parisien
Quarantenaire tout frais, quarantenaire d’une réelle nouveauté avec le
personnage qu’il est, vu que le lundi 24 septembre 2018 sonnait exactement le ’’jour
pour jour’’ authentique de sa venue au monde, mais étant né un dimanche, Daté
Atavito Barnabé-Akayi a accepté de s’ouvrir à notre Rédaction, la formulation
de la demande de ses réflexions ayant été fondée sur la conquête par lui d’un Grand
Prix, le second de l’année 2017, celui de la Meilleure fiche pédagogique, la
sienne, proposée, mise en une évaluation internationale avec vingt-trois autres,
au niveau de six pays de l’Afrique francophone. D’une part, succès, dans son
métier d’enseignant, vulgarisateur, de vocation, de la connaissance liée à la
discipline, respectivement dénommée ’’Français’’ et ’’Lettres’’, dans les
collèges et les lycées du Bénin. D’autre part, lui échoit, vers la fin de la
même année, la récompense littéraire la plus prestigieuse du Bénin : le
Prix du Président de la République ! Avec ’’Le chroniqueur du Pr’’. Un brûlot
subtil, un ton insidieusement acerbe, notamment, de la gouvernance politique au
Bénin, en vigueur depuis avril 2016. Une rechute. Il avait déjà habilement tancé
le prédécesseur de l’actuel Chef de l’Etat, avec ’’Les confessions du Pr’’. Un
atypique, donc, dans un conformisme, dans un caractère conventionnel qui l’habite
quotidiennement, en tant que fonctionnaire de l’Etat et père de famille. Un atypique,
dans ses principes, dans sa capacité à vivre la littérature, à retracer son
historicité : inévitablement, Daté Atavito Barnabé-Akayi aura été – sous la
réserve d’une enquête sérieuse à mener – l’un des rares apprenants béninois de
la classe terminale, de son époque, à avoir, son Baccalauréat en poche,
sacrifié l’année suivante, par ses propres fonds, pour s’offrir le redoutable
itinéraire de personnages comme ce que lui-même devient, les années aidant :
Ad’jibid’ji, Mamadou Keita, Tiémoko, Bakayoko, entre autres, à Bamako,
Sounkaré, Doudou, Penda, notamment, à Thiès, sans oublier les redoutables
Ramatoulaye et Mame Sofi, le méprisable El-Hadj Mabigué, parmi tant d’autres, à
Dakar. Le parcours du Dakar-Niger ! Dans ’’Les bouts de bois de Dieu’’ d’Ousmane
Sembène. Daté se l’est donné, ce parcours, en a respiré les senteurs intimes de
la route, des différents moyens de locomotion ! Un atypique, dans son dos qui
reste droit, dans sa tête qui garde sa forme ordinaire, en dépit de ces différentes
consécrations, en dépit de huit années d’un exercice littéraire intense,
prolifique, qui le rend père d’une vingtaine d’ouvrages, tous genres confondus :
théâtre, poésie, roman, nouvelle, essai, pédagogie, guide scolaire, … Cet
atypique, ce conformiste, donc, cet insaisissable, a bien voulu nous accorder
la présente interview, à son retour de Paris, en septembre 2018. Elle résonne d’une humilité, d’une
densité devant faire école, laisser tâche d’huile …
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Daté Atavito Barnabé-Akayi, à Cotonou, au cours d'échanges à bâtons rompus |
Le Mutateur : Bonjour Daté Atavito Barnabé-Akayi. Vous êtes
Professeur de Français et de Lettres, et vous revenez d'un séjour en France que
vous a valu un prix. De quel prix est-il question ?
Daté Atavito Barnabé-Akayi : « De nature, je
n'aime pas les concours ; ça me laisse voir un grain de prétention et peut-être
même de vanité. Mais, je conçois celui-ci autrement : c'est une manière de
montrer au monde ce qu’on fait, une manière de se laisser critiquer. Or, moi,
j'ai fondé ma vie sur la critique. Pour faire plus clair, c'est comme se laisser
visiter par un CP (Conseiller Pédagogique, Ndlr) ou par un Inspecteur ou,
simplement, c'est comme [se] laisser critiquer par ses élèves !
Je crois que j'ai bien envie de
me jeter à l'eau.
Et, je crois que tous les
collègues devraient participer : au pire (il n'est pas de pis, en réalité), ils
prendront leurs 'malheureuses' fiches pour faire leurs cours.
J'espère me libérer après les
examens et m'y consacrer. Je souhaite de même aux collègues ».
Voilà, en partie, le courriel que
j’adressai au groupe géré par Roger Koudoadinou, le Président de l’Association
des professeurs de français du Bénin (Apfb), qui fait relayer le vendredi 2
juin 2017 l’information selon laquelle un concours proposerait aux enseignants
de français béninois de concevoir une fiche pédagogique pour leur classe et de
la proposer à
francparler-oif.org
. C’était un message reçu le lundi 29 mai 2017 de Fanny Kablan, la chargée de
projets pédagogiques et multimédias de la Fédération internationale des
professeurs de français (Fipf).
Les Béninois ont puisé dans la
banque de textes (
http://www.francparler-oif.org/1990-2015-25-ans-25-textes-de-lafrique-francophone-au-sud-du-sahara-et-de-locean-indien/),
mise à notre disposition et ont pris pour appui des extraits d’auteurs comme
Florent Couao-Zotti (’’Charly en Guerre’’), Véronique Tadjo (’’Loin de mon père’’),
Ahmadou Kourouma (’’Allah n’est pas obligé’’), Sami Tchak (’’Place des fêtes’’).
Les 4 enseignants béninois lauréats et les fiches qu’ils ont proposées
rejoignent les autres pour former les 24 fiches (qui comprenaient le portrait
du gagnant, le descriptif de l’activité, sa fiche pédagogique, sa fiche
d’activités). Et, c’est parmi ces 24 fiches qu’un jury international a élu ma
fiche meilleure.
C’est donc un Grand Prix attribué
au concepteur de la meilleure fiche du Concours organisé avec le soutien de
l’Organisation internationale de la francophonie (Oif), du CAVILAM-Alliance
française et avec l’aide des Commissions Afpa-Oi (Association des professeurs
de français d’Afrique et de l’Océan Indien).
Comme prévu, le grand gagnant que
je suis devenu, a joui d’un stage de deux semaines (13 août-24 août 2018) au
CAVILAM-Alliance française de Vichy en France, durant l’été 2018, dans le cadre
des Rencontres pédagogiques du CAVILAM – Alliance française, tous frais compris
(transport aller/retour, stage pédagogique, hébergement en famille).
A quoi avez-vous alors consacré votre séjour en France ?
J’étais donc fondamentalement en
France pour jouir de ce Grand Prix, à Vichy. Mais, j’en ai profité pour me
familiariser, à Paris, avec Sami Tchak dont le texte m’a porté chance. En
réalité, je le lisais sans le connaître physiquement. Kangni Alem, par le
truchement du Festival malien d’Ibrahima Aya, me l’a fait rencontrer en février
2017. Mais, le temps nous a manqué pour refaire le monde et discuter. Nous
avons promis de nous voir le vendredi 3 mars 2017 à Lomé, lors de l’hommage que
l’Etat togolais lui consacrait. Nous nous y sommes vus sans pouvoir
véritablement discuter. En mars 2018, au Livre de Paris Porte Versailles, la
situation ne s’est pas vraiment améliorée. Or, sitôt que j’ai su que je serais
en France à l’été 2018, je l’ai tenu informé avant que le Ministre de la
Culture ne nous envoie à Paris en mars 2018.
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Entre autres, de gauche à droite, Sami Tchak, Daté Atavito Barnabé-Akayi, une amie et l'écrivain Gauz |
En quoi les acquis de ce séjour de prix vous aideront à être davantage
bon dans votre métier d'enseignant ?
On ne finit jamais d’apprendre.
Et, quelles que soient les expériences acquises, on aura toujours à
apprendre. En réalité, dans le processus
d’apprentissage, ce qui m’apparaît de plus en plus clair, est qu’on se rend
compte de l’immensité de son ignorance au fur et à mesure qu’on s’approche de
la Connaissance.
Mon séjour à Vichy peut être
considéré comme des vacances de travail. J’ai suivi, comme le rappellent les
diverses attestations signées de Damien Chabanal (Université Clermont
Auvergne), de Michel Boiron (Directeur Général de Cavilam Vichy-Alliance Française)
et de Grégoire Lasne (Directeur Adjoint Responsable du Département de Français
Langue Etrangère) diverses formations, différentes conférences et une rencontre
littéraire.
Je précise que le Cavilam se
définit comme le Centre d’approches vivantes des langues et des médias, pour
rappeler que les 62 cours intensifs que j’ai suivis sont, entre autres, appuyés
par des outils audiovisuels et par une connexion Internet permanente sauf,
peut-être, la rencontre littéraire avec l’auteur Abdelkader Djemaï.
Que ce soient les formations
intitulées ‘Les outils numériques pratiques pour faciliter la vie du
professeur’, ‘Créer des séquences pédagogiques à partir de documents
authentiquement oraux’, ‘Créer des séquences pédagogiques à partir de documents
authentiquement écrits’ ou ‘Lexique et grammaire en action’, que ce soient les
séances « Découvertes » intitulées ‘Faire entrer les arts dans la
classe’, ‘Enseigner le FLE avec des marionnettes’ ‘Activités théâtrales simples
pour la classe’ ou que ce soit la participation aux conférences comme ‘La
France et les 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme (avec
Christophe Rouge)’ ou ‘La culture : ce qu’elle nous fait, ce qu’on en fait
(avec Jean-Marc Dépierre), les acquis de ce séjour sont énormes.
Au plan relationnel, j’ai été en
contact avec plusieurs enseignants de divers degrés, de diverses nationalités
d’Europe, d’Asie et, bien entendu, d’Afrique. J’ai vu des gens des deux Corées
s’entendre et s’amuser ! Au plan pédagogique, je me souviens de Bachelard
qui souligne que la science n’a que l’âge de ses instruments de mesure. Les
conditions de travail et de vie de l’enseignant européen, tout le monde le
sait, ne peuvent se comparer à ce qu’on continue de voir ici, au Bénin où, à
l’heure de l’Approche Par Compétences, nous avons des établissements sans
infrastructures scolaires (bibliothèques, médiathèques, vidéothèques,
discothèques, laboratoires, équipements sportifs, …). Le système éducatif tend
vraiment à la démocratisation de la Connaissance qui est pédocentrée, quand,
nous autres, enseignants, ici, ne sommes guère guides.
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De gauche à droite, Michel Boiron et Daté Atavito Barnabé-Akayi |
Et, en tant qu’enseignant de
français, ce qui frappe, ce sont les nombreuses possibilités qu’offre la
Compétence disciplinaire N°1 : Communication orale : il suffit de se
souvenir des usages qu’on puisse faire des documents filmiques, du journal
télévisé, et même de la météo (Cf. Michel Boiron)… ! Les situations
d’apprentissage convoquent véritablement tous les sens, le bon sens, y
compris !
J’avoue avoir beaucoup appris,
même si l’absence de connexion Internet et des Tic, dans nos classes et/ou dans
nos bibliothèques, ici, saborde, sacrifie toute initiative innovante.
C’est ici que je remercie ma
famille d’accueil Martine et Jacky Chaput.
L'année 2017 s'est révélé particulièrement brillante pour vous ; elle
vous a vu remporter aussi le Prix du Président de la République, avec "Le
chroniqueur du Pr". Vous sentez-vous particulièrement béni, chanceux ?
Chanceux, je le suis. Béni, je ne
sais pas, car parler de bénédiction peut sous-entendre la présence d’un Dieu
qui m’eût choisi parmi tant d’autres et m’eût béni et, dans ce cas, la question
que j’aime à me poser : qu’ai-je fait, en particulier, pour mériter cette
bénédiction ?
Je préfère m’intéresser à ce que
je semble comprendre : la Chance. Je crois que je suis chanceux ou, alors,
je veux bien parler comme Jacques Monod, quand il écrit, dans Le hasard et
la nécessité, où il attribue à Démocrite : « Tout ce qui existe dans
l'univers est le fruit du hasard et de la nécessité ».
J’ai eu de la chance mais la
pièce elle-même la véhicule. J’ai eu de la chance d’avoir des lecteurs, des
critiques, des aînés, des professeurs, des CP, des inspecteurs, des ministres
et même du Président de la République, …, qui me soutiennent. Je remercie
encore tous ces jurés qui m’ont lu et qui ont plébiscité cette pièce.
Comment parvenez-vous à être aussi bien un bon dramaturge qu'un bon
professeur de Français ?
Il est le travail. Le travail
perpétuel. J’ignore si je suis ‘bon’. Je crois plutôt que mon travail vient de
ce que je suis convaincu que j’ai plus à donner qu’à recevoir de mon pays. Mais,
à la vérité, je donne moins que mon pays le Bénin me le rend. Même si le
véritable bilan se fait par le public, me rappelle l’Aîné Jérôme Carlos qui
plaisante à dire qu’il susciterait une pétition contre ma plume si j’arrêtais
d’écrire à 40 ans, je continue de dire, à plusieurs endroits, qu’autour de 40
ans, je ferai un bilan :
« Mais ce qui est certain,
c’est que j’ai prévu d’arrêter d’écrire autour de 40 ans. Un arrêt pour faire
le bilan de mes ouvrages. Ai-je évolué ? Ai-je contribué, d’une manière
conséquente, au débat littéraire de mon pays ? Et, surtout, répondre à la
question : ai-je encore quelque chose à dire ? Si la réponse est négative, je
dois faire éteindre ma plume. Mais pour le peu de temps qu’il reste, je prévois
d’embrasser d’autres genres tels que le roman, le conte, …
Profession de professeur ? Je
préfère parler d’enseignant. Et, parlant d’enseignant, si j’arrive à poursuivre
mes études, je crois savoir que l’avenir me réserve des surprises. Mais, mon
métier
d’enseignant n’aura aucun avenir
si, lors de mon bilan autour de mes 40 ans, je réalise que c’est un métier qui
obstrue la voie pour m’épanouir et pour garder en sécurité ma petite famille.
Mais, jusque-là, c’est un métier que j’ai choisi et qui me rend gai. » (in
Apollinaire Agbazahou, Daté Atavito Barnabé-Akayi, Horizons osés et
contagieux, Cotonou, Laha Editions, 2016, p.134).
Comment s'annonce, pour vous, l'année scolaire 2018-2019, en termes de
projets ?
Parfois, moi qui ne suis pas
fataliste, j’aime bien me laisser guider par le Vent !
Et si l'on vous demandait de prodiguer quatre conseils de réussite aux
apprenants, en particulier, et à la jeunesse, en général ?
Pour être franc, je n’ai pas été
un élève modèle. J’éviterai de donner, donc, des leçons. Il y a juste que mes
professeurs et mes camarades de classe ou d’amphi, qui, pour la plupart, sont
vivants, pour témoigner que j’arrivais parfois à m’illustrer avec de meilleures
notes.
Mais, j’ai fait une remarque
fondamentale : les apprenants contemporains manquent d’attention. Et, de
plus en plus, ils brandissent les conditions difficiles des parents, comme un
argument suffisant, pour ne pas travailler. Je crois que, justement, parce
qu’on vient d’une famille modeste, on doit avoir beaucoup plus de raisons pour
briller. Je pense, spécialement, à Aimé Césaire et à cette description de la
machine à coudre, ’’Singer’’, de sa mère, dans Cahier d’un retour au pays
natal.
Si je recommande à l’apprenant
d’ouvrir tous les sens à l’enseignement que lui suggère le guide, à la
jeunesse, je souhaite le travail, la persévérance, le sacrifice et la patience.
Quand j’étais en Chine, j’ai cherché à saisir la psychologie des jeunes que
j’ai côtoyés ; il y en a, sans doute, en Chine, qui rêvent de l’argent
facile, mais ceux que j’ai interrogés sont plus préoccupés à servir la Chine au
point qu’ils n’ont même pas le temps de se plaindre. Il faut que la jeunesse
béninoise en arrive là ; il faut qu’elle en arrive à trouver des modèles
en dehors des ploutocrates. Nous avons tous besoin d’argent, et Gandhi s’est fait
bien clair : on a besoin du minimum pour être vertueux. Mais, la
timocratie ne conduit nulle part. Ce n’est pas l’argent qui doit créer l’homme,
c’est l’homme qui crée l’argent. Et, tant que notre vie se résumera à des
machines à sous, on ne peut prétendre au développement. On doit éduquer la
jeunesse à produire ; la consommation seule ne suffira jamais, qui nous
rapproche d’ailleurs de l’animalité. Nous ne produisons rien et, c’est pourquoi,
on doit privilégier, dans l’éducation, la production. Grâce à elle, on peut
parvenir à l’autosuffisance et oser exporter pour tendre vers une balance
commerciale harmonieuse.
Que pensez-vous qu'il puisse être fait pour une nouvelle année scolaire
apaisée ?
Le rêve du Ministère de l’Enseignement secondaire, auquel j’appartiens,
est de voir une année apaisée. Les députés, s’intéressant à la chose, ont opté
pour un encadrement des débrayages. Je ne pense que les partenaires sociaux
soient d’accord. Je ne pense pas non plus qu’ils veuillent paralyser le système
éducatif : il suffit de jeter un coup d’œil en arrière pour se rendre
compte qu’ils ont toujours œuvré à ‘sauver’ l’année scolaire in extremis. Je crois que, ce qui les
dérangerait, c’est de constater une goutte de mépris à leur endroit ; je
dirai même qu’ils se sont sentis dupés.
Il semble qu’ils aient accordé un moratoire au Gouvernement pour régler
un certain nombre de points non négociables de la plateforme revendicative mais,
à leur grande surprise, ils apprennent, comme tout le monde, ce que vous savez.
J’espère que ne s’engagera pas un bras-de-fer entre les deux parties. Mais, ce
que je veux bien croire, c’est que le Président de la République et l’actuel
Ministre de l’Enseignement secondaire, quoi qu’on puisse dire, savent éviter le
pire et sauront améliorer les conditions de vie et de travail des enseignants
car, à la vérité, les conditions sont déplorables.
Mais, ce qui me surprend souvent, c’est le mutisme de l’Association des
parents d’élèves. On dirait que ses membres sont peu préoccupés par la vie de
ceux qui prennent soin de leurs enfants.
Ce n’est pas le lieu de demander aux syndicalistes d’éviter l’influence
du « diviser pour régner ». Ce n’est pas le lieu, non plus, de leur
demander de s’unir pour la bonne cause : ils le savent mieux que
quiconque.
En réalité, c’est une question qui me tient à la gorge car, depuis que
j’enseigne, il est rare qu’on passe une année sans mouvements de grève. Dans
mon roman Errance chenille de mon cœur (2014), je fais dire à un
personnage cette analyse, qui n’est pas loin de ma position :
« Sans contester la plateforme revendicative, ni condamner la
stratégie de presser le patronat à satisfaire nos exigences, je voudrais croire
qu’on peut inventer d’autres méthodes pour avoir gain de cause, au-delà de la
cessation de travail partielle. A voir de près, et en me basant sur le statut
particulier de l’enseignant (peut-être faut-il encore apprécier la
constitutionnalité de mes inquiétudes), je réalise que les 72 heures (et
bientôt plus ?) de grève font plus de mal aux enseignants (qui sont aussi parents
d'élèves) qu’à personne d’autre ! En temps normal, vu la pléthore des classes,
les questions d’infrastructures, de scolarité, le manque de capital humain bref
les conditions difficiles des situations d’apprentissage, l’enseignant a du mal
à finir le programme et à apprêter l’apprenant aux bons réflexes des situations
d’évaluation. Depuis l’année blanche d’avant 1990, les grèves chroniques ont
ramené les apprenants à un tel niveau qu’il est difficile à une âme honnête
d’en présenter un bilan positif (en tout cas, en ce qui concerne les
apprenants).
Or, rappelle Jean Piaget, quand l’élève échoue, c’est l’enseignant qu’il
faut fesser !
Je le répète : je n’ai rien contre l’amélioration des conditions de vie
et de travail des enseignants. Au contraire, il faut revoir le sort tragique du
système éducatif, le dépolitiser par moments (puisqu’on ne peut pas toujours
empêcher l’œil de l’exécutif de voir) pour des débats techniques sous l’esprit
tutélaire des inspecteurs, des conseillers pédagogiques et des spécialistes en
éducation. Au contraire, je martèle qu’il faut que le guide pédagogique soit
heureux en vue de transférer cet heur sur chaque jeune cerveau auquel il a
affaire dans sa classe et son environnement. Les grèves, telles qu’elles se
sont déroulées jusque-là, y ont participé. Cependant, je voudrais qu’elles
soient plus efficaces avec des dommages collatéraux moins nocifs. Car, comme
beaucoup d’autres enseignants, j’accueille toujours avec peine quand à la fin,
les responsables syndicaux qui ne sont pas forcément corrompus, disent : on va
sauver l’année. Le recours au verbe sauver
n’est pas qu’hyperbolique ni métaphorique. C’est un verbe qu’il faut
prendre surtout dans son sens dénotatif. Ce qui présuppose que ces responsables
sont conscients que lorsqu’il est grève, le système éducatif – c’est-à-dire le
développement – est en danger. En fait, qu’il soit apolitique ou non,
l’enseignant n’est pas n’importe quel agent de l’État. Il est tel un président
de la République respectable, muni d’un projet de société et soumis à un mandat
déterminé. Qu’il ait bien réussi ou non, après son mandat, aucune prolongation
n’est possible, en principe. Pourquoi alors s’infliger la torture de prolonger
l’année scolaire, d’affronter quotidiennement les pluies diluviennes et les inondations
de juin et de juillet, d’organiser comme précipitamment les examens de fin
d’année à un moment où le système nerveux est épuisé et souhaite de belles
vacances (quoique, hormis le repos et/ou le divertissement, ce soit la période
par excellence pour remettre à jour ses connaissances) !
Mon rêve, tant que le patronat ne sera réceptif qu’à la menace des
grèves, est que nous réfléchissions à ce que les responsables syndicaux
délégués à la négociation nous amènent à faire pression sans risquer dangereusement
d’abîmer le niveau intellectuel des apprenants, sans risquer de fabriquer des
générations sauvées, sans risquer de
tester l’élasticité de l’année scolaire ni de réduire nos vacances. En
conséquence, il faudra qu’on fasse grève sans jamais cesser d’administrer les
cours. Et s’il faudra, malgré tout, invalider l’année scolaire, nous aurons au
moins le sentiment d’avoir accompli notre mission de faire reculer l’ignorance.
Dès lors, les délateurs ou les briseurs de grève qui estiment que la grève est un
alibi pour prendre des pauses hebdomadaires en dehors du week-end, manqueront
d’arguments : le débrayage ne peut être symptomatique de la paresse des
enseignants. Et la question de défalcation se poserait en d’autres termes. Et
parents d’élèves, et élèves (et même le gouvernement qui comprendrait plus d’un
enseignant) sauront que la lutte des enseignants est la leur et ne vise nullement
à instaurer le chaos ».
Propos recueillis par Marcel Kpogodo