vendredi 17 novembre 2017

Patricorel, l’artiste-bouteille de la résurrection créatrice

Dans un univers de personnages qui amenuisent la pourriture sociale

Aureil Patrick Bessan utilise la nature pour contribuer à corriger les maux de tous ordres, qui y fragilisent la vie. Ce qu’il faudrait retenir d’une incursion qu’il a bien voulu permettre dans son monde, celui dans lequel s’épanouissent son travail et le fruit de ce qu’il en sort quotidiennement : des personnages peu conventionnels, eux qui s’incarnent par le souffle de vie, qu’il leur donne, lui, leur dieu, pour une mission simple qu’il leur assigne : témoigner du mauvais quotidien du monde, en faire prendre conscience aux hommes et, notamment, éterniser des pistes de résolution de ces problèmes.  

Patricorel devisant avec l'ex-guerrier
Aureil Patrick Bessan entoure affectueusement, de l’un de ses bras, Dana, cette femme laborieuse, un bébé au dos, le visage noir d’ébène, desséché par le soleil ardent de ses parcours, entouré d’un voile avec, sur la tête, un colis dont l’élément qui ressort le plus est une natte, les lèvres arrondis, dans le récit de ses malheurs ; le signe qu’elle est très éprouvée. Selon lui, elle a courageusement pris ses jambes à son cou, fuyant son pays en guerre et, la voilà réfugiée au Bénin, à Cotonou, dans une maison du quartier d’Agla; le bras très consolateur dont il la protège, porteur d’une bonne chaleur humaine, la réconforte.
Lui, dans un cadre qu’il a bâti à sa personnalité intrinsèque, celle de titulaire d’une Maîtrise en Histoire de l’Art et qui dédie sa vie à l’art contemporain, lui que sa métamorphose réussie en un artiste récupérateur a transformé en Patricorel, est très familier de ce monde dans lequel évolue l’infortunée Dana qu’il connaît profondément, pour l’avoir faite de ses mains !
En effet, l’élément de base du visage de Dana est une bouteille renversée, ses yeux, son nez et ses lèvres d’un arrondissement figé ont été conçus selon une technique dont seul le jeune créateur a le secret, sans compter que ses membres sont aussi de la bouteille, pendant que la consistance de son corps est tenue par du tissu.

Patricorel posant avec Dana
Dans un atelier de travail gardant l’allure d’une salle de concertation, d’autres compagnons de Dana exposent leur histoire, leurs expériences de la vie, celles-ci sont diverses, variées, touchantes, impressionnantes, intéressantes, révélatrices ; des portraits, accrochés au mur, exhibent fièrement leur visage en feuille d’arbre séchée, à l’allure d’un masque de ’’kaléta’’, et leur abondante chevelure en lamelles de tissu. Certains personnages ont un corps de bois, habillé d’un ample tissu hollandais tant prisé par les Africains, d’autres ont la tête coiffée du chapeau traditionnel dont ils ont la mission de rappeler et de promouvoir l’existence : le ’’gobi’’, son sommet peut être tourné du côté où l’on le souhaite. Comme Dana, d’autres ont le visage de bouteille, à l’instar de l’ancien guerrier qui, du dehors, accueille tout nouvel arrivant ; géant, d’une robustesse de bois, il fait la fierté de Patricorel, vu un signe plus que fort, très remarquable de sa renonciation à la guerre : le canon de son long fusil, de bois aussi, est baillonné d’un morceau de tissu ; son très ample survêtement délavé en dit long sur une certaine odyssée périlleuse, de même que son foulard de barbouze, sur les tueries que la tête qu’elle attache ont pensées et que ses mains, désormais inexistantes, ont exécutées.
Concernant cette assemblée qu’il veut instructive pour le public, le discours de Patricorel, matérialisé à plusieurs niveaux du mur de l’atelier, se révèle d’une grande simplicité : « Les œuvres d’art donnent les mêmes leçons que les grands livres classiques » ; à l’en croire, toutes ces sculptures portent l’histoire d’une  démarche de travail, à nulle autre pareille. Et, pour arriver à ce résultat, aucun objet n'est acheté, tout est récupéré en situation de jet, d'abandon ou d'attente d'une situation de destruction. 


Une diversité de matériaux

Serait-il exagéré de l’appeler ’’l’artiste-bouteille’’ ? Il n’y a aucun doute que non, puisque les bouteilles de vin et de tous les genres sont le premier matériau qu’il utilise, ce qui lui permet, surtout, de camper des visages. Pour lui, la facilité pour la bouteille de se casser témoigne de sa fragilité qui traduit celle de l’espèce humaine, frappée par la maladie, la vieillesse et la mort. Et, il arrive à Patricorel de concevoir une œuvre d’art de bouteille en gigogne, c’est-à-dire qui laisse voir une bouteille incluse dans une autre, d’où, pour lui, la fragilité de l’humain est contenue dans celle du monde, ce qui lui permet d’attirer l’attention, par cette œuvre, sur la double fragilité. 
D’un visage à un statut social plus que difficile, c’est celui de réfugié que servent à l’artiste à restituer les feuilles sèches, les feuilles mortes, même les feuilles incomplètes : « Je les maintiens telles qu’elles sont et j’y colle de petits papiers pour donner une forme complète au visage », explique-t-il, tout en continuant : « Les feuilles mortes sont le résultat de plusieurs faits de maltraitance : le piétinement des hommes, les bestioles qui les attaquées dans leur état vert et le pourrissement ; c’est le cycle de vie des réfugiés qui sont jetés sur les routes et livrés à la pauvreté par la guerre. Chaque feuille morte représente un réfugié », finit-il.

Patricorel en pleine conférence ... Pas de dérangement, s'il vous plaît ...
Parlant de la guerre, un autre fléau de notre époque, Patricorel lui consacre tout un discours de rejet par son exploitation artistique du bois récupéré de la nature ambiante. Ses explications permettent de comprendre, à ce propos, qu’il prend ce matériau dans la rue, n’importe où, le garde tel quel et l’abandonne, plus ou moins en vue, jusqu’au moment où une inspiration subite lui suggère un message adapté à la forme qu’il présente. Après cela, il peut y travailler en y perçant des trous, en y mettant des clous, ce qui symbolise  les coups de fusil, les coups de canon, qui tonnent au cours des guerres. Ainsi, les visages qui se profilent, spontanément, incarnent, reconstituent, selon l’analyse de l’artiste, « toutes les personnes ayant perdu la vie au cours d’une guerre » ; ces œuvres sont, pour lui, un tremplin, pour passer un message de paix ». C’est de cette manière que le personnage emblématique, structuré de bois, qui accueille les visiteurs arrivant à son atelier, tient un fusil bâillonné, purement et simplement
De la bouteille au bois en passant par le tissu et la feuille morte, des personnages se font jour, grâce au savoir-faire d’un artiste qui sait associer des matériaux accessoires, secondaires tels que la peinture, le feu, la colle, le stylo, qui contribuent à achever, à affiner les œuvres d’art, à en effectuer la finition.
De la bouteille au bois en passant par le tissu et la feuille morte, ce sont des objets délaissés, abandonnés, jetés en pleine nature, sur des dépotoirs sauvages d’ordures, dans des ateliers, que Patricorel prend à lui, récupère, traite, sur lesquels il travaille avec ardeur, ferveur et avec une incandescence, une chaleur spirituelle. C’est ainsi que cet artiste exerce l’art de la récupération, dans le but de faire passer un message fort, celui qui consiste pour lui à s’insurger contre la surconsommation, en vogue à l’époque contemporaine. Selon Patricorel, elle a un impact dangereux sur l’environnement, par le rejet massif de déchets de toutes sortes dans la nature.


Une résurrection par les mots

La nouvelle vie que crée et développe Patricorel par les objets-ordures dont il libère, dont il assainit l’environnement, se concrétise, d’une part, par des personnages dotés d’une histoire à but de militantisme et, d’autre part, à travers les mots qu’il agence, qu’il met en harmonie pour évoquer, restituer et immortaliser l’histoire de l’objet qu’il a sauvé. De la capacité du labeur manuel à la production du texte ’’récupératif’’, le poète d’artiste-bouteille exerce un art poétique prenant la dimension ’’chair’’ que le créateur suprême a donnée au verbe. Par le texte, la sculpture est pourvue, en bonne et due forme, de l’esprit, d’où une résurrection totale.


Bons faits d’arme

A peine arrivé dans le monde des artistes récupérateurs, remarqué par l'acteur culturel français Jean-Pierre Puyal, Patricorel, par un savoir-faire méticuleusement mené et par l’originalité de sa démarche de travail, s’est vu donner l’occasion de tenir des expositions hors du Bénin. D’abord, du 2 au 30 août 2017, il montrait son travail à la ’’Cave coopérative’’ de Condom, un centre de fabrication de vin, dans le Département du Gers, non loin de la ville de Toulouse, en France. Là, les bouteilles étaient à l’honneur puisqu’elles furent le fondement de l’exposition. Un mois plus tard, dans le même pays, il était au Château de Cassaigne. Enfin, le Centre culturel ’’Cavéa’’, à Valence-sur-Aise,  a aussi accueilli son travail, sur le thème des réfugiés, ce qui a offert à Patricorel l’opportunité de faire valoir bouteilles, bois et feuilles dans un processus de résurrection artistique.
Comme projet, dans l’immédiat, l’artiste entend réaliser, à but de sensibilisation, une exposition de rue, à Agla, son quartier d’habitation, « pour permettre à tout le monde d’avoir accès à mon art », précise-t-il.                
     


Marcel Kpogodo

lundi 13 novembre 2017

’’Le chroniqueur du Pr’’ ou les multiples morts du journaliste

Dans le cadre de la mise en scène d’Hermas Gbaguidi

La représentation théâtrale du ’’Chroniqueur du Pr’’ a été donnée dans la soirée du vendredi 10 novembre à l’Espace ’’Tchif’’ de Cotonou. Sous la houlette d’Hermas Gbaguidi qui en a assuré la mise en scène, il est plus apparu, de la pièce, un sujet plus pertinent que la simple peinture du régime Talon dans ses premiers mois ; il s’agit du journaliste béninois, africain et d’ailleurs, confronté à la mort qui a vocation à détruire en lui toutes ses dimensions productives, vitales.

Action finale de meurtre du ''Chroniqueur du Pr''

Sept. Le nombre de morts, infligé au journaliste, de par le monde, selon la lecture qui ressort de la mise en scène, par Hermas Gbaguidi, de la pièce, ’’Le chroniqueur du Pr’’, le vendredi 10 novembre 2017, à l’Espace ’’Tchif’’, à Cotonou. Ecrite par Daté Atavito Barnabé-Akayi, un an plus tôt, elle lui a valu le Prix du Président de la République, le mardi 7 novembre dernier, au Palais des congrès de Cotonou, lors de la délibération par le Jury, constitué à l’effet de ce Concours national littéraire, en commémoration de la Journée internationale de l’écrivain.
Sur la scène, lancement de l’action par le choc de la découverte par le personnage dénommé ’’Le chroniqueur’’, incarné par Carlos Zannou, de la vraie personnalité noire de son interlocuteur qui n’est personne d’autre que ’’Le confrère’’, Elisée Maforikan, dans le jeu, son ancien collègue qui, entre temps, est devenu Chef d’Etat. Il le remarque comme celui ayant œuvré à son arrestation et à sa détention dans un espace de torture dénommée, de manière euphémique, ’’Salle d’opération’’. Le spectateur se trouve alors au début du second grand compartiment de la pièce, celui qui met les deux personnages aux prises avec les éléments fondant leur opposition. Quelques minutes après, cette séquence se révèle une parenthèse qui est très vite refermée, pour donner force à la chronologie de la pièce. Cette parenthèse valide le fait selon lequel l’évocation des faits relatifs aux premiers mois décriés de la gouvernance d’un certain nouveau régime constitue l’arbre qui cache la forêt de la véritable préoccupation de la pièce : la vulnérabilité du journaliste face au pouvoir.

Fusion des identités

C’est ainsi que ces deux personnages ont imposé leur présence sur une scène sobrement décoré avec, en son centre, une sorte de poteau de torture ; une scène qui s’est voulue souple, changeante, étant donné qu’elle laissait une marge de manœuvre aux personnages pour, aisément, passer d’un statut à l’autre et, elle aussi, pour être changée d’un cadre à l’autre. Ainsi, plus tard, le poteau de torture laisse place à un banc qui valide la proximité entre les deux personnages, collègues, dans un certain passé, et devisant sur les questions d’actualité, autour de verres d’alcool, au domicile du chroniqueur ; à cet effet, chacun d’eux a le visage revêtu d’un masque blanc, ce qui contribue à les rendre identiques, fusionnels, avec leurs voix qui se moulent l’une dans l’autre, qui ne se distinguent plus l’une de l’autre, comme si elles étaient devenues mêmes, identiques : le signe du passage de l’amitié à la fraternité, du ’’deux’’ au ’’un’’, ils ne sont plus ’’distinguibles’’, si ce n’est par la posture personnelle, spécifique qu’impose le contenu de leur conversation. Ils récupèrent donc et focalisent toute la tension sur les difficultés du journaliste face à un pouvoir broyeur de la presse.
Ce passé commun au chroniqueur et au confrère a marqué son caractère définitivement révolu puisque le journaliste de président de la république devient le propre bourreau de son ex-collègue, de son ex-directeur de campagne, qui s’est opposé, la victoire acquise, à entrer dans l’appareil de gestion des affaires de l’Etat ; il le tue, de ses mains gantées de ’’chirurgien’’, l’asphyxiant et le laissant emporter avec lui le secret de l’assassinat de son épouse à qui lui, l’autorité suprême, s’était unie, par une relation adultérine d’où est sortie un enfant dont le président a découvert qu’il était le père, et qui est morte, par ses soins, avec deux autres enfants du couple.


Plusieurs morts

La mort du Chroniqueur est une mort journalistique, physique, qui en cache six autres. D’abord, cette première mort incarne, symbolise, est celle de tous les journalistes, dans le monde, tués parce que l’exercice de leur travail gêne, parce que l’impartialité qu’ils manifestent, compromet les intérêts d’un cercle de pouvoir, d’influence. C’est ainsi, actantiellement parlant, que se dessine le projet de la pièce : pour le confrère qui est, par conséquent, le destinateur, il s’agit de détruire son collègue le chroniqueur, vu que tout ce qu’il connaît de lui, tout ce qu’ils ont partagé, son refus de collaborer au pouvoir constituent un fondement, un facteur d’affaiblissement de son influence, de son autorité, un déni d’une supposée intégrité qui devrait le rendre crédible devant le peuple.

De gauche à droite, Elisée Maforikan, Hermas Gbaguidi et Carlos Zannou, à la fin de la pièce

Donc, le chroniqueur, le destinataire de cette vision calamiteuse, tragique est en aussi l’objet, puisqu’il en est la réalisation, par sa disparition, de même que par celle de son épouse et de ses enfants. Et, de multiples facteurs favorisent la concrétisation du défi macabre, c’est l’adjuvant : la naïveté du chroniqueur, le sommeil de son sens de prudence, sa confiance en l’autrui, en l’amitié, en la fraternité, en la confraternité, son intégrité, sa conscience professionnelle, sa complaisance face au confrère, son refus d’entrer dans l’appareil politique, après la victoire à l’élection présidentielle, la frustration de l’épouse, l’immoralité de celle-ci, la perversité du confrère, son abus de confiance, son hypocrisie profonde, sa duplicité, sa capacité à justifier ses écarts moraux à sa propre conscience par l’argument de sauver son ’’ami’’ de sa femme immorale. Enfin, il faut trouver la ’’salle d’opération’’. Voilà, alors, tout un boulevard généreusement ouvert, devant le président, pour la commission de son crime. Comme quoi, il est très facile, à l’époque actuelle, de tuer un journaliste : l’actant d’opposant au projet est inexistant.
Par ailleurs, le journaliste confraternel n’existe plus lorsque l’ex-collègue du chroniqueur devient président de la république, ce qui n’est pas le cas chez ce chroniqueur qui, malgré le changement de statut de son ami, le protège, se garde de publier de lui des informations compromettantes : troisième mort, alors, celle du journaliste professionnel, puisqu’est devenue problématique la gestion de la vérité des faits. En outre, quatrième niveau de mort, c’est le journaliste tout court qui n’existe plus dans la conscience du confrère, dès qu’il accède au pouvoir, ses charges publiques étant devenues colossales et ayant emprunté d’autres dimensions.
Cinquième mort du journaliste, celle de sa vie privée, de sa vie de famille, cette mort qui, en réalité, a ouvert la boîte de Pandorre, la sixième étant celle de son intégrité personnelle quand il est question pour lui de passer du statut de traiteur, de relayeur des faits de l’actualité à celui de l’homme de pouvoir ; sa posture reconnue d’éveilleur de conscience s’étiole, s’éteint. Et, plus il entre dans nouveau rôle, politique celui-là, plus il se dénature ; il passe de l’ange au diable, ce qui suppose la septième mort du journaliste, celle de sa conscience morale et le surgissement des instincts malfaisants, une situation qui ouvre la porte à tous les excès que l’exercice du pouvoir suprême permet.  
La mise en scène du ’’Chroniqueur du Pr’’ a donc un mérite certain : focaliser l’attention sur les vicissitudes du journaliste, celles-ci qui le dissolvent dans un acide aussi effaceur de la vie, de la dépouille et de la cause de Patrice Lumumba.

Marcel Kpogodo