Kangni Alem
Littérature togolaise
Kangni Alem à propos de son dernier roman, "Esclaves" : «Le roi Adandozan n’était pas plus sanguinaire que le roi Agonglo»
De passage à Cotonou, il y a quelques semaines, pour le lancement de son nouveau roman "Esclaves" publié chez Lattès, l’écrivain togolais, Kangni Alem, explique pourquoi il est parti de l’histoire du royaume d’Abomey pour construire son œuvre. Au cœur de la trame, le roi Adandozan, souvent oublié dans le récit du Danhomè.
Vous venez de lancer officiellement à Cotonou «Esclaves», votre roman paru aux éditions Lattès en mai 2009. Quelle est la trame de cet ouvrage ?
J’ai essayé de raconter une période de l’histoire du Golfe de Guinée. Je me suis attardé sur le Bénin qui avait l’un des seconds plus grands royaumes. A part le royaume Ashanti, c’est le royaume d’Abomey. Ce que je voulais montrer, c’étaient les difficultés liées à la traite négrière à l’époque et comment chaque roi se positionnait par rapport à la traite. L’histoire d’Adandozan est compliquée parce que certains disent qu’il a été destitué parce qu’il était un roi sanguinaire, alors que, quand on fait des recherches, on se rend compte que c’est parce qu’il avait des positions qui allaient à l’encontre de la pratique générale. Adandozan, on le sait aujourd’hui, était opposé à l’esclavage et son affrontement avec Francisco Chacha de Souza a été pour beaucoup dans la destitution que le prince Gankpé, futur roi Guézo, va orchestrer avec le directeur du fort portugais de Ouidah. Ce sont des vérités que les historiens admettent de plus en plus.
Pourtant, un pan de l’histoire présente Adandozan comme un roi sanguinaire. Adandozan n’était pas plus sanguinaire que le roi Agonglo. Il ne faut pas raconter des histoires ! De toute façon, depuis Houégbadja, on sait que le pouvoir d’Abomey a été sujet à des conspirations, des retournements d’alliance. Il y a des rois qui ont été tués. On a raconté par exemple qu'Agonglo a été tué parce qu’il voulait se convertir au catholicisme. Beaucoup de gens n’y croient pas. Donc, il fallait chercher des explications. Adandozan est un personnage de mon roman. Il n’est pas le personnage principal. Je me sers de lui pour éclairer cette période du XIXè siècle qui a vu l’autorité d’un royaume s’affaiblir sous le pouvoir d’un directeur de fort négrier, c’est-à-dire un colon avant l’heure. Francisco Chatcha de Souza était un homme assoiffé de pouvoir également. Donc, il fallait que son autorité ne soit pas battue en brèche par Adandozan. Voilà à peu près ce que je tente de faire.
Peut-on en déduire que vous avez fait un travail d’historien ?
Mais, ce n’est pas un travail d’historien. C’est un roman que j’ai écrit. Quand je dis "roman", c’est très important. C’est que je donne une idée générale de la période mais je prends la liberté d’inventer des personnages qui essayent d’éclairer le lecteur sur ce que je pense de notre histoire très tourmentée et sur le fait que l’esclavage a beaucoup déstructuré notre société et qu' aujourd’hui, quoi qu’on dise, les conséquences sont là dans les mentalités, puisque remarquez qu’on ne vendait pas ses propres frères, on vendait les populations des autres ethnies. Dans la mémoire de chaque ethnie dans le Golfe du Bénin, il y a des griefs cachés: "Tel a vendu notre ancêtre", etc. Ces choses ne se faisaient pas comme cela. C’est toute une organisation. Le royaume d’Abomey était l’un des points centraux de la traite négrière.
Est-ce qu’on peut dire que, sous le couvert d’un travail littéraire, vous avez, entre autres, cherché à réhabiliter l’image du roi Adandozan ?
Si j’ai cherché à le réhabiliter ? Je ne sais pas forcément, mais le romancier ne cherche pas à imposer une vision. Il essaie de comprendre. Mais, il y a quand même quelques certitudes sur lesquelles je me suis basé à savoir tout simplement que, quel que soit ce que l’on rencontre, quand on creuse un peu, on découvre la contre-vérité. Donc, s'il y a de la contre-vérité, est-ce que la réhabilitation est possible ? Il appartient aux lectures de dire si c’est de la réhabilitation ou pas. Et puis, la réhabilitation, ce n’est pas à l’écrivain de la faire; le royaume d’Abomey se poursuit dans le temps, le royaume d’Abomey n’a pas complètement disparu. Les rivalités qui existent aujourd’hui dans le royaume d’Abomey viennent du fait que la destitution a brisé la lignée royale. Donc, à un moment donné, on s’est retrouvé avec deux prétendants au même trône. Et c’est ça, aujourd’hui, qui affaiblit d’ailleurs les princes d’Abomey qui auraient pu s’unir en réécrivant l’histoire d’une autre façon, en se retrouvant et en disant : "Voilà, à un moment donné, nous avons été bluffés par des esclavagistes, nous avons été bluffés par des puissances étrangères qui ont détruit la lignée royale; il nous appartient de la reconstruire", parce que, vous savez, ce royaume a été important. Moi, ça me fait de la peine de voir la faiblesse des descendants des grands royaumes africains, que ce soit au Bénin, chez les Ashantis, ou chez les Mandingues, on se dit : "On avait là une sorte d’organisation politique assez puissante qui aurait pu donner des leçons à nos jeunes Républiques". Mais, on ne tire pas de vraies leçons de ces expériences.
Un écrivain togolais qui parvient à entrer avec autant de profondeur dans l’histoire du royaume d’Abomey qui est un royaume béninois, est-ce qu’on peut dire que c’est le signe de l’universalité de la littérature ?
N’importe quel écrivain aurait pu faire ça. Ce n’est pas parce que je suis Togolais que mon travail est exceptionnel. Vous savez, il y a un écrivain américain qui avait déjà commencé à écrire un roman sur l’histoire d’Adandozan et de Chacha. Il s’agissait de Bruce Chatwin. Ce n’est pas parce qu’il était américain qu’il ne peut pas le faire. Le travail d’écriture est un travail de documentation et de discipline. Quand on connaît les mécanismes, quelle que soit sa nationalité, on peut le faire. Je ne connaissais pas du tout la culture brésilienne et, pourtant, une grande partie de ce roman raconte l’esclavage au Brésil et puis les transformations de la religion vodoun sur le terrain. Je suis allé enquêter. J’ai lu. C’est un travail intellectuel. Mais, quand on a fini le travail intellectuel, on laisse l’art prendre le dessus. Et ça, tout écrivain qui s’impose une discipline de travail peut y arriver.
Pourquoi le titre "Esclaves" donné au roman ?
J’ai mis "Esclaves" au pluriel pour raconter tout simplement la complexité de l’esclavage. L’esclavage s’est fait vers les Amériques mais, une fois revenu sur le sol africain, on a encore vendu des esclaves. Donc, il y a des esclaves à tous les niveaux. Nous sommes esclaves de nos passions. Il y a des gens qui sont esclaves de leurs passions dans le roman, il y en a qui sont esclaves physiquement parce qu'asservis. Ce sont les différents types d’esclavages que nous avons vécus que je raconte.
En plein début du 21è siècle, Kangni Alem, il faut l’identifier à quelle tendance dans la littérature africaine, dans la littérature togolaise? Quelle est sa marque identitaire aujourd’hui ?
Je suis un écrivain togolais cosmopolite. Je suis un écrivain togolais fondamentalement parce que c’est mon pays le Togo. Je ne dirai pas que je suis un écrivain africain parce je n’ai pas la nationalité africaine. J’ai la nationalité togolaise. Mais, je voyage, je suis capable d’aller au Brésil, de faire un travail, en Corée, etc. Je suis ouvert au monde parce que je lis la littérature qui se fait dans le monde entier. Et, pour moi, une fois qu’on a une base, on peut s’ouvrir au grand monde.
Quelle est votre spécificité littéraire par rapport aux écrivains de la même génération que vous, comme Florent Couao-Zotti, Alain Mabanckou et les autres ?
Je ne pense pas que j’aie une spécificité par rapport aux autres. Nous poursuivons le même rêve: sortir la littérature africaine d’un ghetto, c’est-à-dire, faire en sorte que la littérature africaine, à laquelle nous appartenons par nos nationalités différentes, soit lue partout, qu’elle soit décomplexée. Je suis conscient que notre génération à laquelle on reproche parfois de produire une littérature qui n’est pas adaptée au continent africain, sera celle dont s’inspireront les écrivains de demain, de la même que nous nous sommes inspirés des écrivains qui nous ont précédés comme les Tchikaya U'Tamsi qu’on critiquait déjà parce qu’on trouvait qu’ils s’éloignaient du continent africain. Une littérature n’a pas à s’accrocher à un continent. Il suffit d’avoir une nationalité et puis de pratiquer son art.
Aujourd’hui, Kangni Alem est un écrivain togolais reconnu au plan international. C’est le signe d’une certaine réussite. Quel est votre secret ?
Il appartient à l’histoire de me faire asseoir. Je ne me préoccupe pas de ces questions-là. Quand j’écris, je ne me préoccupe pas de ça. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir si j’ai écrit un bon livre ou pas. Il y a des écrivains qui ont disparu de la mémoire des peuples. Aujourd’hui, vous dites que je suis connu. Peut être que, dans vingt ans, mes œuvres seront oubliées, ou bien, il n’y aura que quelques spécialistes qui en parleront. Je crois qu’il n’appartient pas à l’auteur de rêver de ce qu’on gardera de lui plus tard. Tout ce qu’il peut espérer raisonnablement, c’est qu’on continue à le lire dans trois cents ans.
Votre compatriote Kossi Efoui vient de gagner le "Prix du Roman des Cinq Continents". Qu’est-ce que cela vous inspire ?
C’est un plaisir parce que Kossi est d’abord un ami. Le prix qu’il remporte est un honneur de plus pour la littérature. Mais, au-delà du prix, Kossi Efoui est l’un des écrivains qui font honneur à la littérature africaine d’aujourd’hui. Un écrivain très décomplexé qui ne se pose pas des questions de ses prédécesseurs. Je crois que cette génération-là, au-delà de tous les prix qu’elle peut remporter, pose les bases d’une nouvelle tradition de la littérature pour les auteurs du continent qui vont venir.
Quel conseil avez-vous à donner à la jeune génération qui veut écrire et qui veut réussir comme vous ?
Lisez, lisez, lisez…,parce qu’un écrivain, c’est d’abord quelqu’un qui lit énormément. Quand on ne lit pas, on ne peut pas écrire. La littérature ne se crée pas dans le vide. Impossible. Ce n’est pas les cours de grammaires qui font la littérature, mais c’est la connaissance de toutes les traditions littéraires, qu’elles soient asiatiques, françaises, américaines, africaines. Il faut arrêter de ne lire que des auteurs africains. Il faut aller lire partout. C’est le seul conseil que je peux donner.
Quelle est la situation politique au Togo aujourd’hui ?
Je n’ai pas de grandes déclarations à faire sur la politique au Togo.
Quel regard projetez-vous sur les présidentielles en 2010 ?
Attendons les élections présidentielles venir. Je ne peux pas jouer au devin sur les élections. La politique au Togo, elle se cherche comme dans tous les pays africains. On cherche le moyen de construire une démocratie. On cherche le moyen d’affermir la République. Personne n’a la solution. Certains vont difficilement, d’autres avancent ou reculent. C’est quelque chose qu’il faut analyser patiemment. Le Togo a une histoire qui n’est pas l’histoire du Bénin, qui n’est pas l’histoire de la Guinée ni de la Côte d’Ivoire. Je pense qu'il faut espérer que les Togolais finiront par trouver la porte de sortie pour construire une République forte.
Propos recueillis par Fortuné Sossa et Marcel Kpogodo