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lundi 13 novembre 2017

’’Le chroniqueur du Pr’’ ou les multiples morts du journaliste

Dans le cadre de la mise en scène d’Hermas Gbaguidi

La représentation théâtrale du ’’Chroniqueur du Pr’’ a été donnée dans la soirée du vendredi 10 novembre à l’Espace ’’Tchif’’ de Cotonou. Sous la houlette d’Hermas Gbaguidi qui en a assuré la mise en scène, il est plus apparu, de la pièce, un sujet plus pertinent que la simple peinture du régime Talon dans ses premiers mois ; il s’agit du journaliste béninois, africain et d’ailleurs, confronté à la mort qui a vocation à détruire en lui toutes ses dimensions productives, vitales.

Action finale de meurtre du ''Chroniqueur du Pr''

Sept. Le nombre de morts, infligé au journaliste, de par le monde, selon la lecture qui ressort de la mise en scène, par Hermas Gbaguidi, de la pièce, ’’Le chroniqueur du Pr’’, le vendredi 10 novembre 2017, à l’Espace ’’Tchif’’, à Cotonou. Ecrite par Daté Atavito Barnabé-Akayi, un an plus tôt, elle lui a valu le Prix du Président de la République, le mardi 7 novembre dernier, au Palais des congrès de Cotonou, lors de la délibération par le Jury, constitué à l’effet de ce Concours national littéraire, en commémoration de la Journée internationale de l’écrivain.
Sur la scène, lancement de l’action par le choc de la découverte par le personnage dénommé ’’Le chroniqueur’’, incarné par Carlos Zannou, de la vraie personnalité noire de son interlocuteur qui n’est personne d’autre que ’’Le confrère’’, Elisée Maforikan, dans le jeu, son ancien collègue qui, entre temps, est devenu Chef d’Etat. Il le remarque comme celui ayant œuvré à son arrestation et à sa détention dans un espace de torture dénommée, de manière euphémique, ’’Salle d’opération’’. Le spectateur se trouve alors au début du second grand compartiment de la pièce, celui qui met les deux personnages aux prises avec les éléments fondant leur opposition. Quelques minutes après, cette séquence se révèle une parenthèse qui est très vite refermée, pour donner force à la chronologie de la pièce. Cette parenthèse valide le fait selon lequel l’évocation des faits relatifs aux premiers mois décriés de la gouvernance d’un certain nouveau régime constitue l’arbre qui cache la forêt de la véritable préoccupation de la pièce : la vulnérabilité du journaliste face au pouvoir.

Fusion des identités

C’est ainsi que ces deux personnages ont imposé leur présence sur une scène sobrement décoré avec, en son centre, une sorte de poteau de torture ; une scène qui s’est voulue souple, changeante, étant donné qu’elle laissait une marge de manœuvre aux personnages pour, aisément, passer d’un statut à l’autre et, elle aussi, pour être changée d’un cadre à l’autre. Ainsi, plus tard, le poteau de torture laisse place à un banc qui valide la proximité entre les deux personnages, collègues, dans un certain passé, et devisant sur les questions d’actualité, autour de verres d’alcool, au domicile du chroniqueur ; à cet effet, chacun d’eux a le visage revêtu d’un masque blanc, ce qui contribue à les rendre identiques, fusionnels, avec leurs voix qui se moulent l’une dans l’autre, qui ne se distinguent plus l’une de l’autre, comme si elles étaient devenues mêmes, identiques : le signe du passage de l’amitié à la fraternité, du ’’deux’’ au ’’un’’, ils ne sont plus ’’distinguibles’’, si ce n’est par la posture personnelle, spécifique qu’impose le contenu de leur conversation. Ils récupèrent donc et focalisent toute la tension sur les difficultés du journaliste face à un pouvoir broyeur de la presse.
Ce passé commun au chroniqueur et au confrère a marqué son caractère définitivement révolu puisque le journaliste de président de la république devient le propre bourreau de son ex-collègue, de son ex-directeur de campagne, qui s’est opposé, la victoire acquise, à entrer dans l’appareil de gestion des affaires de l’Etat ; il le tue, de ses mains gantées de ’’chirurgien’’, l’asphyxiant et le laissant emporter avec lui le secret de l’assassinat de son épouse à qui lui, l’autorité suprême, s’était unie, par une relation adultérine d’où est sortie un enfant dont le président a découvert qu’il était le père, et qui est morte, par ses soins, avec deux autres enfants du couple.


Plusieurs morts

La mort du Chroniqueur est une mort journalistique, physique, qui en cache six autres. D’abord, cette première mort incarne, symbolise, est celle de tous les journalistes, dans le monde, tués parce que l’exercice de leur travail gêne, parce que l’impartialité qu’ils manifestent, compromet les intérêts d’un cercle de pouvoir, d’influence. C’est ainsi, actantiellement parlant, que se dessine le projet de la pièce : pour le confrère qui est, par conséquent, le destinateur, il s’agit de détruire son collègue le chroniqueur, vu que tout ce qu’il connaît de lui, tout ce qu’ils ont partagé, son refus de collaborer au pouvoir constituent un fondement, un facteur d’affaiblissement de son influence, de son autorité, un déni d’une supposée intégrité qui devrait le rendre crédible devant le peuple.

De gauche à droite, Elisée Maforikan, Hermas Gbaguidi et Carlos Zannou, à la fin de la pièce

Donc, le chroniqueur, le destinataire de cette vision calamiteuse, tragique est en aussi l’objet, puisqu’il en est la réalisation, par sa disparition, de même que par celle de son épouse et de ses enfants. Et, de multiples facteurs favorisent la concrétisation du défi macabre, c’est l’adjuvant : la naïveté du chroniqueur, le sommeil de son sens de prudence, sa confiance en l’autrui, en l’amitié, en la fraternité, en la confraternité, son intégrité, sa conscience professionnelle, sa complaisance face au confrère, son refus d’entrer dans l’appareil politique, après la victoire à l’élection présidentielle, la frustration de l’épouse, l’immoralité de celle-ci, la perversité du confrère, son abus de confiance, son hypocrisie profonde, sa duplicité, sa capacité à justifier ses écarts moraux à sa propre conscience par l’argument de sauver son ’’ami’’ de sa femme immorale. Enfin, il faut trouver la ’’salle d’opération’’. Voilà, alors, tout un boulevard généreusement ouvert, devant le président, pour la commission de son crime. Comme quoi, il est très facile, à l’époque actuelle, de tuer un journaliste : l’actant d’opposant au projet est inexistant.
Par ailleurs, le journaliste confraternel n’existe plus lorsque l’ex-collègue du chroniqueur devient président de la république, ce qui n’est pas le cas chez ce chroniqueur qui, malgré le changement de statut de son ami, le protège, se garde de publier de lui des informations compromettantes : troisième mort, alors, celle du journaliste professionnel, puisqu’est devenue problématique la gestion de la vérité des faits. En outre, quatrième niveau de mort, c’est le journaliste tout court qui n’existe plus dans la conscience du confrère, dès qu’il accède au pouvoir, ses charges publiques étant devenues colossales et ayant emprunté d’autres dimensions.
Cinquième mort du journaliste, celle de sa vie privée, de sa vie de famille, cette mort qui, en réalité, a ouvert la boîte de Pandorre, la sixième étant celle de son intégrité personnelle quand il est question pour lui de passer du statut de traiteur, de relayeur des faits de l’actualité à celui de l’homme de pouvoir ; sa posture reconnue d’éveilleur de conscience s’étiole, s’éteint. Et, plus il entre dans nouveau rôle, politique celui-là, plus il se dénature ; il passe de l’ange au diable, ce qui suppose la septième mort du journaliste, celle de sa conscience morale et le surgissement des instincts malfaisants, une situation qui ouvre la porte à tous les excès que l’exercice du pouvoir suprême permet.  
La mise en scène du ’’Chroniqueur du Pr’’ a donc un mérite certain : focaliser l’attention sur les vicissitudes du journaliste, celles-ci qui le dissolvent dans un acide aussi effaceur de la vie, de la dépouille et de la cause de Patrice Lumumba.

Marcel Kpogodo